Retour à une priorité de la politique étrangère suisse : le Caucase du Sud
- Yoko ShTh
- 7 avr.
- 4 min de lecture
Werner Thut*
Les réponses du Conseil fédéral aux nombreuses interventions des parlementaires et des commissions de politique extérieure, demandant depuis 2020 un soutien accru à l'Arménie dans la guerre contre l'Azerbaïdjan, sont brèves et creux. Les déclarations demeurent vagues et éludent les questions essentielles. Au lieu de fournir des réponses concrètes, le Conseil fédéral se réfère à des principes généraux du droit international, adressés indistinctement à l’agresseur comme à la victime. Aucune mesure ou initiative pertinente n'est clairement envisagée.
Comme le montre une nouvelle étude, cette posture neutraliste s’est essentiellement imposée avec l’entrée en fonction du conseiller fédéral (et ministre des affaires étrangères) Cassis en 2018. Elle contraste fortement avec la politique étrangère engagée et proactive des années 2000 à 2015, bien plus conforme à l’esprit et à la lettre de l’article 54 de la Constitution fédérale.
Par des majorités claires, le Parlement a redressé la situation en mandatant le Conseil fédéral — par la motion 24.4259 — d’organiser, dans un délai d’un an, un dialogue entre l’Azerbaïdjan et des représentants des Arméniens du Haut-Karabakh. L’objectif est de négocier un retour sécurisé et collectif des habitants arméniens historiquement installés dans la région. Plus de 100 000 habitants de cette enclave ont été expulsés par l’Azerbaïdjan en quelques jours, dans le cadre d’un acte de nettoyage ethnique à l’automne 2023.
Cette décision parlementaire a été accueillie avec gratitude, voire avec enthousiasme, en Arménie et dans la diaspora mondiale, y compris en Suisse. Mais peut-elle réellement produire un effet concret?
Dans le même temps, les médias rapportent des avancées dans les négociations intensives entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan — allant jusqu’à évoquer une paix imminente. Dans ce contexte, le Premier ministre arménien Nikol Pashinyan a souligné à plusieurs reprises le 26 mars 2025 au Parlement, que le mouvement du Karabakh pour l’autodétermination du peuple du Haut-Karabakh ne devrait plus être poursuivi.
Ce mandat n’est-il donc pas devenu caduc? Pour les prochaines étapes, il serait utile de se laisser guider par les faits plutôt que par l’euphorie ou les vœux pieux.
La décision parlementaire constitue un signal politique clair adressé au Conseil fédéral. Toutefois, rien ne garantit qu’il en prenne acte et la mette en œuvre de manière sérieuse. La liste des motions de politique étrangère transmises ces dernières années — mais que le Conseil fédéral n’a mises en œuvre que de manière partielle, voire pas du tout, parfois pour des raisons compréhensibles — est longue.
Ce sort pourrait également menacer la motion 24.4259, qui exige un dialogue impliquant des représentants du peuple de l'État de facto du Haut-Karabakh, liquidé par l’Azerbaïdjan en 2023. Et ce, précisément au moment où d’anciens représentants — aujourd’hui emprisonnés à Bakou — sont condamnés dans le cadre de procès-spectacles.
De plus, les optimistes et opportunistes, pour qui détourner le regard reste l’option la plus commode pour la Suisse, pourraient considérer ces efforts comme superflus — la paix semblant à portée de main.
Mais de nombreux éléments laissent penser qu’il s’agit plutôt d’une capitulation progressive de l’Arménie que d’une paix durable. Les exigences de l’Azerbaïdjan sont nombreuses et substantielles: modification de la Constitution arménienne, retrait de toutes les plaintes déposées auprès des juridictions internationales et annulation des jugements existants, sans oublier de nouvelles revendications territoriales. Par ailleurs, l’Azerbaïdjan rejette les mécanismes de vérification internationaux et exige le retrait de la mission de surveillance de l’Union européenne. L’expulsion du CICR (Comité international de la Croix-Rouge) fait disparaître le dernier mécanisme de protection garantissant un traitement équitable des prisonniers de guerre arméniens et du Haut-Karabakh, lesquels sont condamnés à l’issue de procès-spectacles.
Ce qui pèse également lourdement, c’est ce qui n’est pas abordé: la question géopolitique centrale — la création d’une voie de transit à travers la région de Zanguezour — demeure ignorée. La nature juridique internationale de l’accord de paix en discussion reste floue. Il n’est fait mention que d’un « accord » et non d’un « traité », avec des obligations claires et des mécanismes d’application.
Autrement dit: ce conflit est très probablement encore loin d’une solution durable et juridiquement viable au regard du droit international. Il faut non pas moins, mais davantage d’attention et d’engagement internationaux pour éviter une nouvelle guerre, dont les conséquences seraient prévisiblement catastrophiques pour l’Arménie. Des approches multilatérales impliquant des acteurs clés — notamment l’Union européenne — sont dès lors indispensables.
Cela suppose une réelle volonté politique et une diplomatie créative de la part du Ministère des Affaires étrangères de la Confédération helvétique, afin de ne pas écarter trop rapidement la motion comme irréalisable. Et une vigilance accrue du Parlement ainsi que du public concerné pour éviter que cela ne se produise.
Pourquoi la Suisse devrait-elle s’engager dans le Caucase du Sud? Parce que l’Arménie constitue un point chaud géopolitique où la Russie, l’UE, la Turquie et l’Iran défendent des intérêts profondément divergents. Il est aujourd’hui évident que les questions de guerre et de paix en Europe ne se décident pas uniquement sur les champs de bataille ukrainiens. Plusieurs États post-communistes sont directement impactés par ce conflit. Renforcer la résilience, les perspectives d’avenir et la stabilité politique et economique de l’Arménie est donc également dans l’intérêt direct de la politique de sécurité de la Suisse. À long terme, cela contribue aussi à la préservation de son ordre fondamental fondé sur la liberté, et à sa survie globale.
Les moyens et les leviers d’action de la Suisse incluent un rôle actif dans des forums internationaux comme l’OSCE, des positionnements clairs fondés sur le droit international et les standards des droits humains en cas de violation, des offres de participation à des mécanismes de vérification et de surveillance, ainsi que l'extension, plutôt que la réduction — ce qui constitue une véritable menace aujourd'hui — de la coopération au développement dans la région. Cela implique notamment de renforcer l’orientation actuelle vers une collaboration régionale et transfrontalière. Ces mesures, qui doivent encore être affinées et hiérarchisées, exigent cependant une volonté politique du ministère dirigé par le conseiller fédéral Cassis — une volonté absente depuis une décennie. En d'autres termes: un retour à une priorité de politique étrangère centrée sur le Caucase du Sud.
*Werner Thut était jusqu’en juin 2024 directeur régional adjoint du programme suisse de coopération au développement dans le Caucase du Sud. Dans cette fonction, il était responsable du programme de la Coopération Suisse au développement en Arménie, où il occupait également le poste de chef de mission adjoint.